Portrait d’une femme de la Bible : Rahab

Prédication de Corinne Lenoir au sujet de Rahab, lors du Consistoire qui se tenait à Lux le 13 avril dernier. À découvrir !
Rahab

Rahab, la prostituée païenne, qui ouvre une fenêtre sur la foi

Le consistoire de Bourgogne (paroisses de Saône et Bresse, Le Creusot, Mâcon et Bresse-Buget-Dombes) organisait, le dimanche 13 avril, à Lux, une journée de partage comme cela se faisait autrefois, afin de renforcer les liens entre paroissiennes et paroissiens du territoire.

 

Au cours de cette très belle journée de rencontres, festive et spirituelle, Corinne Lenoir intervenait sur le thème des femmes dans la Bible. Nous la remercions pour ce qu’elle nous a livré, qui a nourri nos réflexions et prières. Voici sa prédication à découvrir (ou redécouvrir) :

 

 

Prédication de C. Lenoir. Josué 2

Voici encore un récit de guerre, comme si on n’en n’avait pas assez, de toutes ces guerres ! Mais justement tout cela, toute cette violence fait aussi partie de nos traditions, de notre héritage et il faut bien de temps en temps aller les revisiter. Et j’aimerais le faire aussi pour combattre l’idée que l’Ancien Testament raconte un Dieu violent et vengeur qui serait heureusement corrigé par un Dieu d’amour dans le Nouveau Testament.

 

La guerre, c’est toujours la guerre : les villes assiégées, les vies perdues, l’idée que ça va nous tomber dessus, qu’il n’y a plus rien à faire. Kobané, l’Ukraine, Gaza, l’injustice, l’impuissance, le malheur…

 

Mais même dans le livre de Josué, celui qui raconte une version de la conquête sans merci, avec de nombreuses batailles sanglantes, même là, on trouve aussi autre chose, on trouve Rahab, qui casse l’engrenage, qui trouve une faille, qui fait brèche.

 

Dans le récit que nous venons de lire, Rahab habite à Jéricho, la ville cananéenne, elle est prostituée ; sa maison est accrochée dans la muraille de la ville et c’est chez elle que vont entrer deux espions israélites envoyés par Josué leur chef, le successeur de Moise, pour aller voir le pays avant de le conquérir.

C’est un moment décisif pour Josué et pour le peuple qui l’accompagne. Ce peuple, né de la grande sortie d’Egypte et de la traversée des eaux de la mer s’apprête à faire une autre traversée : celle du Jourdain, pour entrer dans un pays qui n’est encore et toujours qu’une promesse. Ils sont encore de l’autre côté, ils n’ont pas pu entrer avec Moïse, les grandes promesses d’une terre où s’installer restent des promesses, et pas une réalité.

 

Et entre ces deux traversées, celle de la mer pour sortir d’Egypte et celle du Jourdain pour entrer en terre promise, il y a Rahab, la prostituée cananéenne, dans sa maison, sur la muraille, le seul point de contact entre les deux groupes qui se cherchent et se poursuivent dans le récit, d’un côté le roi et ses serviteurs, de l’autre les espions. Et, c’est elle, Rahab, qui va organiser toutes les entrées et toutes les sorties à partir de sa maison. Et ça rentre et ça sort beaucoup, chez Rahab ! Les deux espions entrent chez elle pour y passer la nuit. Alors, le roi de Jéricho, informé de leur présence, va envoyer dire à Rahab : “fais-les sortir”. Mais elle va mettre en place une sorte de guerre psychologique, manipuler les informations, faire du savoir une arme décisive pour encourager les uns et décourager les autres. Elle va cacher ces deux étrangers sur sa terrasse et dire à leurs poursuivants : “Je ne sais pas où ils sont, ils sont sortis, sortez vite vous aussi les poursuivre hors de la ville”. Et pendant que les poursuivants cherchent vainement dehors, loin, Rahab monte sur la terrasse, et à ceux qu’elle a cachés, elle dit : “je sais que Yahvé votre Dieu, qui est Dieu là-haut dans les cieux et ici-bas sur la terre vous a fait sortir d’Egypte et tous les puissants ici sont liquéfiés et tremblants de peur parce qu’ils savent que rien ne peut vous arrêter. Alors je vous propose une alliance, un contrat, au nom de la loyauté, de la parole donnée, la fidélité, de la hesed, de la grâce : je vous sauve la vie, je vous fais sortir de la ville et descendre par une corde le long de la muraille et vous pourrez aller vous cacher dans la montagne. Et vous, vous aussi vous me sauverez la vie, ainsi que celle de tous les miens quand vous viendrez conquérir Jéricho ! Et donnez-moi un signe de ce contrat !”.

Et les espions, suspendus depuis quelques versets à leur corde le long de la muraille (!), répondent qu’ils sont d’accord, donnent un cordon rouge à Rahab pour qu’elle l’attache à sa fenêtre le jour de l’invasion, avec la consigne de ne pas sortir, alors, sous aucun prétexte de sa maison, sinon, ils ne répondront plus de rien.

 

Ainsi, les espions regagnent leur camp, le peuple conduit par Josué traverse le Jourdain et campe dans la plaine de Jéricho, célèbre pour la première fois la Pâque (le souvenir de la grande traversée) dans le pays promis puis fait le siège de Jéricho. Autour de Jéricho fermée et enfermée, le peuple va faire cercle, tourner et tourner encore. Et quand Jéricho sera prise, quand au 7ème jour les murailles vont tomber et que tout ce qui y est vivant y sera massacré, Rahab et les siens seront épargnés, selon le pacte établi avec les espions. Josué laisse la vie à Rahab la prostituée et aux siens et elle “a habité au milieu d’Israël jusqu’à ce jour” précise la fin du chapitre 6.

 

Ceci n’est pas un récit historique et il ne faut pas le plaquer sur les réalités d’aujourd’hui. Les archéologues nous disent que ces fameuses murailles n’existaient pas à l’époque autour de la ville, au moment où ce récit situe les évènements…Donc, s’il n’y a pas de murailles, il n’y a pas non plus de maison sur la muraille, et la façon dont on nous raconte la prise de Jéricho n’est pas un récit de guerre et de stratégie militaire, c’est une liturgie avec une procession.

 

Voilà donc Rahab inséparable du peuple, au centre du peuple qui extermine sa ville. Qui est Rahab ? Est-ce une femme, prostituée étrangère, traitresse, (ça fait beaucoup de défauts !) qu’il vaut mieux tenir à l’écart, faire sortir du camp ? ou l’image de ceux qui sentent le vent tourner et se mettent à temps du côté du plus fort ? Comment les voisins de Rahab, ceux qui voient leur maison s’écrouler, raconteraient-ils cette histoire ?

Ou est-ce l’héroïne populaire d’une coalition de marginaux qui se retrouverait dans sa maison pour organiser la chute de l’élite dominante mais qui est fragilisée, apeurée par l’arrivée de ce peuple menaçant ; le groupe de Rahab en profiterait alors pour se rallier à un projet neuf venu d’ailleurs.

 

La lecture et l’interprétation de la réalité est une chose compliquée et selon le lieu où l’on se trouve et d’où l’on parle, on en voit d’autres facettes…Ce récit ne nous raconte pas la guerre, il en fait de la théologie, mais ce n’est pas non plus un récit pacifique car ceux qui l’écrivent baignent dans une idéologie royale où il faut montrer que le dieu qu’on vénère est plus fort que celui des voisins ; il ne s’agit donc pas d’y chercher des modèles de conduite, des façons de justifier des attitudes pour notre actualité, d’en tirer des principes d’actions, de construire des analogies avec ce que nous vivons, de prononcer des jugements définitifs.

 

Que faire alors d’une histoire pareille, comment lire Rahab aujourd’hui ? Comment peut-elle nous aider à penser dans les situations que nous traversons ?

Essayons d’entrer dans le monde imaginaire de Rahab, dans une conversation dynamique ; car si on arrive en ayant déjà les principes, les réponses, alors à quoi bon lire encore ?

 

Rahab est-elle une traitresse ou une héroïne (une image de la païenne convertie comme la présente les pères de l’Église).

Rahab choisit ses fidélités, et il y a ici un conflit de fidélités. Avec Rahab on peut se poser la question : « quelle fidélité sert Dieu, le dieu que nous confessons ? » quel dieu est celui que je sers ? ou encore de quel Dieu nos actes donnent-ils l’image ?

Ces questions-là se posent à tout moment et nous n’avons jamais de réponse définitive. Mais ce texte vient sans cesse nous réinterroger, nous reposer la question. Avec ces textes bibliques, ce sont les questions qui restent.

 

Et bien il me semble que Rahab apparaît à bien des titres comme celle qui fait passer les frontières :

  • les frontières géographiques grâce à sa maison, point de passage obligé de tous les parcours, une maison qui sépare et qui met en relation, une maison sur le rempart, la frontière entre le monde de la ville et le monde de la montagne, le monde civilisé urbain et le monde sauvage de la steppe. Quand la porte de la ville est fermée, c’est sa maison qui est le passage, avec sa terrasse et sa fenêtre, deux ouvertures sur cette ligne frontière. Et le passage se fait avec une corde, qu’on utilise aussi pour tracer des limites, mesurer des champs, opérer des partages.
  • Elle fait aussi traverser les frontières sociales, par son métier de prostituée : chez elle, on peut traverser toutes les frontières intérieures de la société. Certains parmi les Pères de l’église ont essayé de lui donner un métier plus respectable en en faisant une aubergiste, mais il s’agit toujours de la situer dans un lieu de mélanges.
  • Chez elle, il n’y a plus de frontières politiques étanches : là se croisent le roi, les habitants de la ville, les espions étrangers ;
  • Chez elle, on passe aussi les frontières de la vie à la mort : elle sauve la vie des espions qui à leur tour sauvent son groupe de la mort.
  • Rahab déplace même les frontières du savoir dans le récit, disant ce qu’elle veut à qui elle veut, laissant les espions suspendus au bout d’une corde le temps de faire alliance, elle dont la maison subsiste sur un rempart qui s’écroule…
  • Rahab pourrait aussi évoquer un passage de frontières mythologiques. Son nom, peu courant, pourrait être l’abréviation d’une déclaration : « Dieu a multiplié » ou « Dieu a ouvert »; mais c’est aussi le nom du Rahab, un monstre marin, une bête mythologique qu’il faut terrasser pour vaincre le chaos, qu’il faut percer et mettre en pièces pour faire œuvre de création selon Esaïe. Monstre marin ancré dans la muraille, Rahab serait donc aussi une sirène…
  • Et Rahab brouille aussi les frontières théologiques puisque cette prostituée cananéenne parle comme un théologien écrivain du Deutéronome. Elle reprend un thème cher à ce théologien, celui du don du pays et sa façon d’évoquer la geste libératrice et fondatrice du Dieu qui fait sortir d’Egypte et sème la terreur chez les ennemis reprend les mots mis dans la bouche de Moïse en Dt 4,34 ou Ex 15,15-16.
  • Rahab est encore celle qui permet de traverser, de dépasser le rituel : en lui laissant la vie sauve, Josué ne respecte pas l’interdit du herem, où rien ne doit subsister car tout est offert à Yahvé. Elle est un reste, sa présence dit que cette fois, la vie a été plus forte que la loi, plus forte que l’enchaînement mortifère et destructeur de la guerre.

 

C’est elle qui marque, dès les premiers pas du peuple dans le pays, que cet étranger ennemi est aussi une partie de l’identité même du peuple, que les frontières ne sont pas étanches mais traversables. Elle est la passeuse, la « traverseuse », comme l’est le peuple hébreu par définition (les « hivrim » ce sont « ceux qui passent, qui traversent »), un peuple qui est une multitude mélangée, « tout un ramassis de gens » comme dit Ex 12,38.

 

On ne sait pas ce qu’elle deviendra ; sera-t-elle assimilée, digérée (la tradition juive en fera l’épouse de Josué), ou intégrée dans sa différence (Matthieu la cite parmi les grands-mères de Jésus, épouse de Salmon et mère de Booz, avec d’autres femmes étrangères).

Nous avons aujourd’hui grand besoin de figures comme Rahab.

 

Pas pour trouver encore un exemple du merveilleux « plan de Dieu », qui arriverait à faire avancer ce plan même dans des situations inattendues, malgré la faiblesse et les défauts de ses acteurs, surtout quand il s’agit de femmes. Ce n’est pas malgré Rahab que l’histoire avance, c’est avec elle, telle qu’elle est.

Rahab est une médiatrice qui aide aux passages. L’évangile de Matthieu ne s’y trompe pas qui la remet en bonne place dans la généalogie de Jésus, aux cotés d’autres grands-mères aventurières et aventureuses, d’autres passeuses qui ouvrent un chemin dont Jésus se fera l’héritier en poursuivant le geste, en faisant brèche, en ouvrant le passage même dans la mort.

Mais les questions reviennent : quelle place sera faite à Rahab dans le camp ? (6,23 et 6,25). Sera-t-elle maintenue aux marges ? assimilées dans une culture dominante colonialiste agressive ? ou intégrée, prise en compte dans sa différence ? comme un bout de mémoire ineffaçable comme la petite cordelette rouge attachée à sa fenêtre ?

 

Le passage, la traversée, voilà une catégorie fondamentale pour celles et ceux qui se réclament du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Passage de la mer, passage du Jourdain, traversée du désert, traversée de l’exil, c’est là, dans ce mouvement sans cesse à reprendre que se constitue l’identité de ce peuple. Pas dans le droit du sol, pas dans le droit du sang, pas dans le droit de la tradition. Ce peuple naît de ce geste de passer sur l’autre rive, et apprend dans ce geste qu’il dépend totalement, qu’il est à la grâce de celui qui fait passer, qui ouvre le chemin, qui, déjà, l’a fait échapper à la catastrophe. Ce peuple qui découvre qu’il est, depuis le début, un peuple de rescapés.

Nous avons aujourd’hui à réentendre cet impératif de la traversée, à reprendre ce geste de mise en route, non pas dans le but d’une conquête ou d’une croisade, pas pour aller détruire ceux que nous croisons en chemin, mais pour aller voir et recevoir ce qu’il y a de l’autre côté, construire un nouveau projet, écouter, travailler avec et faire place à celles et ceux, qui, comme Rahab, ouvrent des passages là où tout pouvait sembler fermé.

 

Faire brèche, creuser des passages dans les désespoirs trop grands, ouvrir des fenêtres dans les citadelles des certitudes trop fortes : les cercles à briser sont aujourd’hui nombreux tout comme les errances de ceux et celles qui fuient la faim, la violence, la souffrance, ainsi que les blocages chez ceux qui s’enferment dans les remparts de leurs privilèges, de leurs dogmes, de leurs certitudes. Comment faire de ces errances et de ces blocages des parcours qui prennent sens, des itinéraires ? Rahab rompt le cercle des tabous et des habitudes qui barrent la route. Qui traversera avec elle ?

 

Peinture principale illustrant l’article :

La Prostituée de Jéricho et les Deux Espions (extrait), par James Jacques Joseph Tissot (Français, 1836–1902) ou un suiveur, gouache sur carton, 23,1 x 16,9 cm.
Œuvre conservée au Jewish Museum, New York.

Date : entre environ 1896 et environ 1902
Source : Jewish Museum – The Harlot of Jericho and the Two Spies

Gravure sur bois associé à l’article (à droite) :

Rahab et les deux espions, par Frederick Richard Pickersgillhttp://www.cts.edu/ImageLibrary/histbooks.cfm (version archivée).
Image numérisée à partir de l’ouvrage original Dalziels’ Bible Gallery (1881).
Domaine public.
Source : Wikimedia Commons – https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=5257855

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